Chine 1985

Lors de mon deuxième séjour à Pékin en 2018, je discute à l'auberge avec une voyageuse
- Pékin ! ici on vit vraiment dans un autre monde.
- Peut-être, mais alors que dire du Pékin des années 80, une autre planète sans doute.


A la lecture de tous ces carnets, je vois combien les outils technologiques ont changé la manière de voyager, à commencer par la mienne. Combien aussi le développement économique a bouleversé les hommes et leur mode de vie. Alors l'idée me vient de raconter, 35 ans après, l'un de mes premiers voyages, le plus marquant de tous. 

Ceux qui connaissent la Chine des années 2000 ne reconnaîtront pas beaucoup celle que je vais raconter dans ces chroniques, je l'ai constaté par moi-même. (Voir mes carnets sur la route de la soie.)

Les souvenirs sont encore bien ancrés malgré les années. Bien sûr, je vais avoir du mal à retrouver la stricte chronologie et les dates. Les quelques photos jaunies qui me restent sont scannées et de mauvaise qualité. J'ai bêtement jeté les diapositives...

Comment voyager dans ce pays encore très fermé, obscur, dont en Europe on ne connaît guère la mentalité, les règles de fonctionnement. Comment se déplacer, se loger, se nourrir, sans moyen de communication, sans réservation d'hôtel ou de train, sans connaître la langue (pas tout à fait pour moi cependant), sans aide, sans guide, sans assistance, sans carte bleue...

Le grand timonier, toujours omniprésent. Ici à Kashgar en pays Ouighour

Chapitre 1

Pékin, 1984, date clé pour le voyageur

PREAMBULE : le contexte politique et économique
Comment voyager dans ce pays encore très fermé, obscur, énigmatique, dont en Europe on ne connaît guère la mentalité, les règles de fonctionnement, dont on ne perçoit à l'étranger que quelques images soigneusement filtrées par la censure. Comment se déplacer, se loger, se nourrir, sans moyen de communication, sans réservation d'hôtel ou de train, sans connaître la langue [pas tout à fait pour moi cependant], sans aide, sans guide, sans assistance, sans carte bleue...

1984, date clé pour le voyageur
Après trente années de communisme à marche forcée, de campagnes idéologiques calamiteuses pour les populations, de luttes intestines pour le pouvoir, le pays n'arrive pas à décoller économiquement. L'écart grandit avec les nations développées. Mais avec le rétablissement des relations diplomatiques avec les Etats Unis en 1979, le nouveau président, Deng Xiaoping, tient enfin sa revanche et entame sa longue marche vers le progrès. Les fossiles maoïstes de la "longue marche", des "cent fleurs", du "grand bond en avant", les criminels de la "grande révolution culturelle prolétarienne", représentés par la "bande des quatre", tous ceux qui l'avaient évincé du pouvoir et condamné à l'oubli au fin fond d'une province, le sont à leur tour.

Le "révisionniste", comme l'a appelé la veuve Mao, lance ses réformes de libéralisation et d'ouverture de l'économie :
« Peu importe qu'un chat soit blanc ou noir, l'essentiel est qu'il attrape les souris ! » Parole du maître.

Parmi ces réformes : l'ouverture au tourisme. Jusqu'à présent, pour visiter le pays, il fallait obligatoirement, soit passer par un tour opérateur avec guide et circuit programmé, soit demander des autorisations de voyage pour un nombre limité de destinations. Très peu pour moi. Mais en 1984, monsieur Deng supprime le permis de circuler et ouvre quasiment tout le pays aux visiteurs. L'info provoque un déclic :
- C'est l'occasion ou jamais. L'année prochaine, ce sera la Chine. Et en sac à dos!
Et ce sera aussi notre voyage de noces...

Nous aurons le privilège d'être parmi les premiers voyageurs occidentaux à tenter l'aventure. Je pourrai enfin mettre en pratique ce que j'ai appris de chinois à la fac et réaliser un vieux rêve. A nous la Chine, à nous la découverte de ce pays mystérieux et fascinant. Quelle réalité se cache derrière ces images édulcorées de bonheur populaire que nous distillent les images officielles ? Comment vit-on réellement dans ce pays ? Quel accueil réserve-t-on aux impérialistes occidentaux ?


Voyage de noces pas très romantique

Eh oui, juste mariés, il y a peut-être plus romantique comme voyage de noces. Bon, Venise, on connaît déjà. Quoi de mieux qu'une telle aventure pour forger un couple ? Pendant toute l'année, je peaufine le projet : itinéraire, transports, hébergements... Les guides de voyage sur la Chine ne sont pas nombreux, il n'en existe d'ailleurs qu'un en français. Pour ce qui est de l'itinéraire, c'est à peu près établi, pour le reste, ce sera au coup par coup, improvisation et opportunités. L'aventure quoi. Juste qu'on dispose d'un mois entre l'atterrissage et le retour à Hong-Kong. Pour l'itinéraire, ce sera donc Pékin - Hong Kong, mais par où et comment ? C'est le grand mystère, même si certains incontournables sont au programme : la Grande Muraille, Xi'an et son armée en terre cuite, la croisière sur le Yang Tse Kiang...

Août 1985 : Hong Kong, premiers pas en extrême-orient

Munis d'un joli visa sur notre passeport et d'un billet d'avion Hong Kong - Pékin acheté en agence en France, nous débarquons à Hong Kong pour y passer une nuit avant de repartir pour Pékin le lendemain, L'atterrissage au-dessus de la ville est spectaculaire, l'avion louvoie entre les immeubles pour plonger vers la piste au raz de l'océan, un véritable tour de manège à sensations. Pas trop le temps d'explorer la ville, mais le dépaysement est déjà total. Et pourtant, ce n'est rien à côté de ce qui nous attend...

Ca commence plutôt mal

Aéroport de Hong Kong, le lendemain. Nos billets sont valables, pas de problème, seulement :
- Désolé, mais vous n'avez pas confirmé votre vol, l'avion est complet. Il va falloir attendre deux ou trois jours...
Eh oui, en 1985, il faut confirmer son vol la veille par téléphone. Dans l'excitation et l'émotion, nous avions complètement oublié la consigne. Zut alors, deux ou trois jours de perdus sur le projet, c'est beaucoup trop.
- Attendez ici, peut-être il y aura des places si des voyageurs ne se présentent pas.
Longue attente plutôt anxieuse, et quelques minutes avant le décollage, petit signe de l'employé :
- C'est bon, il reste deux places, vous pouvez partir.

Dès l'aéroport, j'ai senti le choc...

Les paroles de Claude Nougaro parlent de New York, elles s'appliquent aussi à Pékin. Une simple piste en béton, aucun avion en attente, un trafic aérien quasi nul, un bâtiment à la chinoise, usé et vieillot à souhait, des gardes en uniforme. L'aéroport a des allures de base militaire, accessoirement civil pour quelques rares liaisons vers l'URSS et les pays d'Asie. Il n'y a rien dans ce qui fait office de hall d'accueil, une pièce de quelques dizaines de mètres carré tout au plus. J'ai un peu retrouvé ça l'année dernière à l'aéroport de Katmandou, les services en moins.

Contrôles minutieux, file d'attente, les gardes ne sont pas très souriants, et le comité d'accueil pas très... accueillant. On n'est pas là pour rigoler, surtout avec ces étrangers qui débarquent de Hong Kong, la zone capitaliste. Eh oui, Hong Kong chinois, ce sera dans une dizaine d'années. D'ici là...

Des billets de Monopoly ! C'est quoi ce truc ?

Un minuscule bureau dans un recoin fait office de banque. Vite, changer nos travelers chèques en dollars. Ben oui, la carte bleue, ça n'existe pas encore. Derrière son boulier, l'employé fait ses calculs à une vitesse incroyable et me donne le change. Surprise : j'ai une liasse de jolis billets tout neufs dans la main, mais ils n'ont rien à voir avec la monnaie locale. La preuve, il n'y a pas le portrait du grand timonier dessus, mais des jolis dessins de monuments ? Ca ressemble davantage à des billets de Monopoly. C'est quoi ce truc ?

 
Notre monnaie de "monopoly"

Une bonne affaire, mais un gros risque

En fait, c'est une monnaie spéciale réservée aux étrangers. Nous allons vite apprendre deux choses. Un, cette monnaie n'est pas utilisée (et même interdite) par les chinois dans leur vie quotidienne. Elle est réservée aux étrangers et ils doivent payer avec. Deux, elle est très recherchée par certains chinois, car c'est la seule monnaie ayant un équivalent dollars. A l'époque, le yuan chinois ne vaut absolument rien, il n'est pas convertible dans une autre monnaie. Pire que le kopeck.

Du coup, elle fait l'objet d'un trafic formellement interdit et sévèrement réprimé par les autorités. Mais comment faire si tu veux voyager en dehors des circuits touristiques et des grands hôtels, juste prendre le bus par exemple ou manger dans une gargote ? Ca, les autorités n'en ont cure. Un étranger, ça dort dans les hôtels de luxe, ça prend l'avion ou le train en première classe, ça mange dans les grands restaurants. Mieux encore, ça voyage en groupe avec un guide.

Pas d'autre solution, il faudra changer au black, dans la rue, avec les petits trafiquants locaux. Il y a même un cours « officiel » du change : un yuan de Monopoly contre trois yuans de monnaie populaire. A l'époque, un yuan, c'est à peu près un franc. Une sacrée bonne affaire ! Le tout, c'est de ne pas se faire pincer. Les rumeurs les plus folles courent sur les peines encourues pour les trafiquants, mais aussi pour les étrangers qui se font pincer. C'est d'ailleurs marqué sur certains documents et affiché dans les hôtels pour étrangers. Si les peines de prison ferme ont de quoi dissuader le voyageur, il faudra quand même prendre le risque, pas le choix. Une des nombreuses absurdités du système.

Première épreuve : trouver un hébergement qui accepte les étrangers

Sortie de l'aéroport, c'est l'après-midi. Quelques taxis attendent, réservés aux privilégiés du régime et aux étrangers. Mais nous ne savons même pas où nous allons, juste en ville, et on verra après. Donc ce sera le bus, celui-ci prend la monnaie de Monopoly. C'est notre premier transport en commun, direction le centre ville, à une vingtaine de kilomètres. Très bien, mais où aller, à qui demander un tuyau, un renseignement, une bonne adresse ?

L'aéroport est en pleine campagne, la route qui conduit à Pékin centre ressemble à nos départementales. Elle est bordée d'arbres et, de part et d'autres, c'est le défilé des paysans le plus souvent à pied, tirant des charrettes à bras, quelques fois à bicyclette ou en tracteur. Pour nous occidentaux déjà habitués aux autoroutes, c'est un choc. Ici, pas de voiture individuelle : les véhicules à moteur, c'est juste des camions, quelques bus et de rares taxi, c'est tout.

Circulation autour de Pékin


La carte de Pékin n'indique rien d'autre que le nom des rues, impossible de savoir où se trouve tel service, hôtel, restaurant... Il faut se débrouiller. Les quelques éléments écrits et oraux de chinois que je possède, je vais vite devoir les mettre à l'épreuve. L'anglais ici, on connaît pas.

Juste à côté de nous est assise une jeune femme, bien de sa personne, sans doute un cadre du parti ou d'une grande entreprise. Elle semble plus amène que les autres voyageurs, plus disposée à rendre service. J'entame la conversation comme je peux. Après les échanges d'usage :
- Nous sommes français, c'est notre premier voyage en Chine. Connaissez-vous un hôtel sur le trajet du bus qui nous accepterait.
Coup de chance, la femme nous en indique un non loin d'un arrêt, elle nous dira quand il faudra descendre.

Et non, surtout pas ici !

L'hôtel n'est pas facile à trouver, tout se ressemble ici et rien ne permet de discerner au premier coup d'oeil la fonction d'un bâtiment. Ce n'est même pas écrit « hôtel » à l'entrée. Finalement nous poussons la porte de ce qui semble être ce que nous cherchons. Un étroit couloir sombre, un guichet, une sorte de réception, on dirait un peu un hôtel. Le type de l'accueil est très surpris de nous voir ici, mais oui, c'est bien un hôtel, sauf que :
- C'est interdit aux étrangers, vous ne devez pas rester ici.
- Mais comment faire alors ?
- Prenez le bus et descendez à cet arrêt, vous y trouverez un hôtel pour vous.

C'est ainsi que nous découvrons que nous ne pourrons pas loger comme on veut dans le pays. La plupart des hôtels sont interdits aux étrangers, il faut toujours aller à l'hôtel spécial « wai guo ren». Oui, mais ce n'est pas forcément indiqué. Quant à dormir chez l'habitant, ce n'est même pas la peine d'y songer, c'est interdit. De plus, quand on voit dans quoi vivent les gens en ville, le peu d'espace dont ils disposent, ça ne donne pas vraiment envie de se faire inviter.

Je ne me souviens plus comment nous avons fait pour trouver le bon bus et le bon arrêt, juste que ça n'a pas été facile du tout. La contrôleuse du bus a tiré une drôle de tronche quand je lui ai tendu le billet de Monoploy, mais elle n'avait pas le choix. Un mao le ticket, dix centimes de franc. Premier aperçu du coup de la vie : trois fois rien. Dans le bus, tous les regards sont fixés sur nous...

Pas de doute, il faut absolument trouver de la monnaie locale, et le plus vite possible. On ne va rien pouvoir faire avec cette monnaie de m... Et quand par hasard ils sont acceptés, on y perd sacrément au change, car ils nous rendent l'argent en monnaie locale. C'est une arnaque gouvernementale bien calculée !


Chapitre 2

Trafic de monnaie

La proche banlieue s'habille d'immeubles neufs. Notre hôtel est une bâtisse encore ancienne, l'intérieur ne dépareille pas avec l'extérieur.
Il a beau accueillir les étrangers, les aménagements collectifs sont à la chinoise, je raconterai plus tard. La plupart des résidents sont américains, australiens, européens..., ou chinois d'outre mer. On peut se parler en anglais et échanger quelques tuyaux, entre autres cette histoire de change des billets. Les prix sont doux, et fonction de la chambre : 2 lits, 4 lits, 6 lits... ou dortoir. Tous les hôtels pour étrangers en possèdent un, pratique pour les voyageurs à petit budget.
Epuisés par ce début de voyage et la chaleur, nous optons pour une chambre double. Besoin de repos, et puis on est en voyage de noces quand même. Le ventilateur tourne à plein régime.

 

La taverne aux délinquants

Bon, mais faut bien manger. Les prix étant ridiculement bas, inutile de faire des provisions, il suffit d'entrer dans n'importe quel restaurant ou gargote. En voici justement une. Au hasard, nous entrons. Du fait de la proximité de l'hôtel, les clients sont habitués à voir des étrangers dans le coin. Mais notre entrée provoque quand même un remous dans la populace et nous sommes suivis des yeux un bon moment. Peu d'étrangers doivent choisir ce bouge là, mais trop tard, nous y sommes.

La faune est plutôt jeune, elle torche une mauvaise bière tiédasse qui doit titrer un degré tout au plus, vendue dans des pots en plastique. Tout de suite je pense à un pot à urine dans les hôpitaux. La carte est en chinois, mais j'arrive à peu près à comprendre de quoi ça parle.

 
Place Tien An Men. Aujourd'ui ultra protégée et barricadée.

Le communisme a-t-il changé l'homme ?

Moi qui pensais que des décennies de communisme avaient éradiqué le crime et fait de l'homme chinois un homme nouveau, honnête et travailleur, je me rends vite compte que non, l'homme reste ce qu'il est. La banlieue ici, elle n'est pas très différente de la nôtre. Les types ne sont pas agressifs, il y a du monde dans la gargote, rien de mal ne peut nous arriver, et puis la répression serait terrible s'ils touchaient à un cheveu de notre tête. Pas de crainte de ce côté là. Mais les apartés et certains regards pesants semblent en dire long sur les intentions de quelques-uns.

Un petit groupe s'approche et tente de nouer la conversion. Je pige rien de ce qu'on me raconte, mon niveau de chinois est bien trop faible, mais soudain je comprends quelque chose que me glisse l'un d'entre eux :
- Change money ?
La phrase la plus connue de la petite délinquance chinoise, je vais vite le découvrir. Suivie de :
- How much ?

D'honnêtes camarades socialistes

Comme je l'ai dit dans l'intro, le cours du change ne se discute pas, il est le même dans tout le pays. Cela évite des négociations qui traînent et risquent d'attiser la curiosité des mouchards, de la milice, des honnêtes citoyens et de la police.

J'indique le montant, et discrètement prépare ma liasse de billets de Monopoly, tout en multipliant la somme par trois dans ma tête. Le gars se barre un moment puis revient. A côté de moi, Danièle n'en mène pas large. De mon côté, même si je n'ai pas d'inquiétude pour notre intégrité physique, j'ai quelques doutes quant au déroulement de l'opération et la conscience professionnelle de mon interlocuteur
- OK, dit-il, et il glisse les deux mains sous la table. Je fais comme lui, avec mes billets dans la main gauche. Aussitôt, je sens qu'on me plante de l'argent dans la main droite.

Hop ! C'est fini ! L'opération n'a duré qu'une poignée de secondes, et le gars file écluser sa bière dans la masse des anonymes.

Là, forcément, grosse inquiétude. Ce mec m'a sûrement arnaqué, mais impossible de vérifier dans la foulée. Et si c'est le cas, je suis marron. Je me vois pas aller demander des comptes à ces types là. Discrètement je compte ma liasse qui est imposante, même la toute petite monnaie est en billets. Pourtant, le compte y est, au yuan, au mao, au fen près. Je suis soulagé, finalement, j'ai eu affaire à des honnêtes gens !

Pas de risque avec ce trafic si on le pratique dans les règles : rapidité, efficacité, discrétion et surtout, pas d'embrouille. Cela veut dire qu'elle doit être respectée par les deux parties. Je vais pouvoir le vérifier dans deux autres occasions.

Mini gardes rouges

Respectons les conventions, et tout ira bien

Le deuxième fois, c'était dans le bus qui nous amenait de Xi'an, au site de l'armée en terre cuite de l'empereur Huang Di. Là c'est le contrôleur qui s'est carrément assis en face de nous. L'échange a eu lieu sous son cartable en cuir qui contient les tickets et la recette. Je ne sais pas s'il a utilisé son propre fric ou celui de la caisse. La manoeuvre a eu lieu sous le regard de quelques passagers, mais notre homme avait l'air de s'en moquer royalement.


Police ! Police !
La troisième fois, c'était dans la rue, à Canton. Nous étions à sec de monnaie locale et je me disais que ce serait bien de pouvoir changer. Prémonitoire. On flânait, un peu au hasard, quand je sens dans mon dos qu'un mec nous rejoint à pas pressés. A peine j'entends le fameux :
- Change money ?
- Yes
- How much ?

Je donne mon prix et prépare mon argent, mais le gars s'évapore dans la foule des promeneurs. Bon, tant pis me dis-je. Pourtant, quelques instants plus tard, je sens à nouveau une présence derrière moi. Ma main reçoit une grosse liasse de billets, et je vois mon gars filer devant nous sans attendre que je lui passe le change. Si on était parti en courant à ce moment là, il aurait été marron. Mais ce n'est bien sûr pas un risque à prendre. Le mec est juste devant nous, anonyme parmi les autres promeneurs, Il doit avoir des yeux derrière la tête, ou plutôt des complices qui nous surveillent. Il ralentit, j'arrive à sa hauteur, et je lui glisse la liasse de billets dans la main. Puis je l'entends aussitôt murmurer:
- Police, police ! et comme par magie, il disparaît sans même avoir vérifié ce que je lui donnais.

Les opérations de change constituent le seul acte de « délinquance » auquel nous ayons été confrontés. Pour le reste, malgré la curiosité parfois oppressante de la population, jamais on ne s'est senti en insécurité. Même sentiment en 2018, mais cette fois, le flicage m'est apparu bien plus sévère.


Chapitre 3

1985 - 2018 : du Moyen-Age à la révolution technologique

Monsieur Deng n'avait sans doute pas imaginé la fulgurance avec laquelle son pays allait changer. Une génération a suffi pour passer du Moyen-Age à la vie moderne, non sans effets pervers.

Le sens du collectif

Notre hôtel est encore à la chinoise, tant du point de vue de l'hygiène que du confort. Pour les besoins naturels, chez les hommes comme chez les femmes, c'est « à la romaine ». Une pièce sombre, bétonnée, traversée par une rigole ou coule un flot douteux et odorant de... je vous dis pas quoi, des trucs plus ou moins naturels. On pose culotte au-dessus de la rigole et si on a la chance de ne pas être seul, c'est un bon endroit pour entamer la conversation. Les chinois n'ont forcément aucune pudeur dans ce lieu exotique, ils ne retiennent rien de ce qui les encombre, surtout pas dans la discrétion. La plupart des toilettes publiques sont ainsi, même dans la capitale.

Pour les douches, c'est collectif, comme les vestiaires de stade de mon enfance. Danièle est allée chez les femmes à un moment très fréquenté. Forcément, ça attise ma curiosité :
- Alors, ça s'est passé comment ?
- Ben toutes les femmes me regardaient, bien sûr, et pas discret ! Ce qu'elles observaient le plus, c'était le bas de mon ventre, histoire de bien vérifier que nous sommes anatomiquement identiques.

2018
L'auberge de jeunesse, dans le vieux Pékin, est aux normes sanitaires. Elle manque d'exotisme...


Ravitaillement à bas coût

Les achats

Les magasins d'état, déjà rares, sont chers et quasiment vides. Les fonctionnaires désoeuvrés qui y stagnent te dissuadent vraiment d'y entrer. Pour se ravitailler, le mieux est de recourir aux petits commerçants. Leurs étals fourmillent dans toutes les rues. C'est l'occasion d'acheter des fruits frais. Pas loin de l'hôtel, il y en a justement un. Allons-y acheter quelques bananes...

Le temps de s'y rendre à pied, tu es tout de suite repéré et il y a toujours quelques badauds pour te suivre, de près ou de loin. Pas méchants, pas agressifs, mais simplement curieux. Tu t'arrêtes, ils s'arrêtent. Tu repars, ils repartent, et puis ils disparaissent pour laisser la place à d'autres.

Une fois devant l'étal, il faut se faire comprendre. Pas besoin de parler, il suffit de pointer ce que tu désires et d'indiquer la quantité. Sauf que... si tu montres cinq doigts, par exemple, en chinois ça ne veut pas dire cinq. Pas plus que deux ou dix doigts. Du coup, ça rallonge le temps de conversation. Et du coup, ça rameute de plus en plus de badauds qui viennent s'agglutiner autour de toi jusqu'à former une foule compacte. Je mens pas, c'est vrai. On a eu des attroupements de plusieurs dizaines de personnes. Certains même se demandent si tu es réellement un être de chair et d'os. Alors ils se faufilent vers toi et hop, ils te touchent le bras pour s'assurer et se rassurer. Et comme en plus, j'ai les yeux bleus... ça exacerbe leur curiosité.

La scène va se reproduire avec plus ou moins d'intensité tout au long du séjour. Au début, on ne sait pas trop comment réagir, après on s'habitue et on s'en amuse, à la fin, ça devient vraiment ch...

2018
Pas besoin de faire un dessin, ça a commencé avec Mac Do...



Le meilleur moyen de circuler

Le premier jour, pas encore bien repérés géographiquement, on a pris le bus. Là aussi, mes préjugés quant aux vertus du socialisme sur l'éducation des masses, le sens du collectif, ont volé en éclat. Il faut faire sa place dans le troupeau agglutiné à l'arrêt puis tenter de monter à bord en jouant des coudes, avant même que le bus ne soit arrêté. Pas le choix, si tu veux entrer, faut écraser les autres. Une fois dedans, c'est « chantaient les sardines ».

Bon, on n'a pas de leçons à donner parce que ça m'a tout de suite rappelé la cohue pour aller au restaurant universitaire. Le mieux, c'est de faire comme la majorité de la population : à vélo. Les loueurs ne manquent pas, le prix est dérisoire, et les bécanes d'un autre âge.

J'ai fait du vélo à Amsterdam, Copenhague, Oslo, en Allemagne, dans toutes ces villes où la petite reine est bien assise sur son trône. Et bien elles n'arrivent pas à la cheville de Pékin 1985. Il n'y a pas de pistes cyclables, la piste, c'est toute la rue ou toute l'avenue. Ici, tout déplacement d'homme et de marchandise se fait avec deux ou trois roues, pousse-pousse, charrette à bras ou tractée... et comme tout ça avance à des allures différentes (certains même font carrément du sur place), ça génère des encombrements. Aux grands carrefours, la masse agglutinée est impressionnante. Fort heureusement, des feux ou des agents de circulation régulent tout ça, sinon ça ne passerait jamais. Les plus sympathiques embouteillages que j'aie jamais vu.

Et pour ce qui est des voitures, ben y'en a pas, excepté quelques taxis et aussi les rares limousines noires aux vitres teintées des cadres du parti. Sinon, bien sûr, quelques camions crachoteurs et les bus.

2018
Les pistes cyclables sont empruntées par les deux roues électriques (ceux à moteur sont interdits). Le reste appartient aux bagnoles. Pékin est encerclée par cinq ou six rocades constamment embouteillées. Le métro a englouti la population pédestre. Tout au long de l'avenue Chang An, la grande artère qui traverse la capitale, je suis quasiment seul sur la piste à faire du vrai vélo. Le reste, quatre ou cinq files dans chaque sens, appartient aux bagnoles. Le moral en prend un coup.

Tian An Men côté cité interdite

Les hutong

Le quartier tout autour de la cité interdite, au coeur de la ville, appartient au petit peuple de Pékin. Des familles entières, deux ou trois générations, s'entassent ici dans des maisons minuscules et basses. On y circule par des rues étroites en terre battue : les hutong. Ici, c'est un fourmillement de vie, comme on en connaît encore dans certaines villes d'Asie. Les artisans qui travaillent dans la rue côtoient les retraités qui jouent au jeu de go ou aux échecs, la cigarette au bec, ou encore les enfants qui galopent partout. Les plus petits, avec leur culotte fendue derrière, n'ont pas besoin d'aller au pot. C'est direct sur place, dans le caniveau... La vie y est si dense que même à vélo, on est souvent obligé de mettre pied à terre. Et on ne passe pas inaperçu. Se perdre dans ce labyrinthe est un régal des sens.

2018
Les hutong ont été rasées, une partie seulement est préservée (en fait reconstruite à neuf), mais façon UNESCO. Tout est propre, les façades harmonisées, les rues goudronnées et aseptisées. Et comme partout, en Chine comme ailleurs, le petit peuple a été rejeté sans ménagements loin de là, dans les cités dortoirs de la grande banlieue.


L'air

Lors de la préparation des jeux olympiques d'août 2008 à Pékin, les médias occidentaux en particuliers, ont alerté sur le fait que l'air de Pékin était si pollué qu'on ne voyait pas le ciel, en dépit des dispositions prises par les autorités chinoises pour purifier l'atmosphère : fermeture des usines polluantes, réduction de la circulation automobile... Malgré cela, il flottait toujours une brume opaque sur la ville.
« C'est tout à fait normal, affirmaient ces mêmes autorités, c'est à cause du climat, il y a trop d'humidité dans l'air. »

Bizarre, bizarre. J'ai repris mes souvenirs et mes photos. Non, mille fois non, en août 1985, le ciel au-dessus de Pékin était bel et bien d'un beau bleu lumineux. Un mensonge de plus des autorités chinoises, on a l'habitude.

2018
Alors là, je suis très agréablement surpris. Malgré la réputation de ville polluée, malgré la circulation d'enfer en périphérie surtout, malgré les centrales au charbon, et bien le ciel est bleu. Réalité quotidienne ou simple coup de chance climatique ? Les deux roues passés à l'électrique y sont en sûrement pour quelque chose. J'ai pu le constater en comparant par exemple avec l'enfer de Katmandou. Mais ce n'est qu'un déplacement de pollution. A quand le retour des vélos à pédales ?


Avenue Chang An


Pieds bandés et col mao

Je vous le disais, la rue à elle seule est un spectacle à part entière. Les chinois de 1985 sont du genre plutôt impudique. Ca ne gène pas les femmes en jupe de s'accroupir jambes écartées pour se reposer. Les dessous ne sont pas très affriolants, alors la tentation est mineure.

Au hasard des promenades, on rencontre encore des vieilles femmes qui avancent en dodelinant du bassin. Si on regarde de plus près, en baissant les yeux, on voit que leurs pieds sont minuscules. Elles ont été victimes de la tradition des pieds bandés. Pour qu'une fille soit plus facilement vendue pour mariage, on lui enserrait les pieds dans des bandages pendant toute sa période de croissance. La pratique a été abandonnée au début du 20° siècle, mais elle a perduré jusqu'en 1950, date a laquelle le pouvoir communiste l'a totalement interdite.

La plupart des hommes ont troqué la tunique uniforme Mao contre une chemise blanche. C'est plus pratique par ces chaleurs. Mais la tenue adoptée par le grand timonier, donc référence pour tous, subsiste encore. On repère ainsi facilement ceux qui appartiennent à la nomenklatura du parti et tiennent à le faire savoir. Quand aux enfants, le foulard rouge est encore de rigueur.

2018
Je n'ai pas retrouvé de pieds bandés, ni de costumes Mao d'ailleurs. Là, pas de regrets.



Les grands sites

Pas de Pékin sans la grande muraille, le temple du ciel, le palais d'été, la cité interdite, les tombeaux des Ming... c'est au patrimoine UNESCO.
Pour les sites à l'extérieur de la ville, il y a les bus, tout simplement. La difficulté est de savoir d'où ils partent. Une fois dedans, il ne leur faut pas très longtemps pour atteindre leur objectif. Ce qui ralentit la circulation, ce sont les charrettes, tracteurs, vélos, piétons... mais pas les autres véhicules. La route pour la grande muraille, une fois sorti de la ville, c'est une petite route de montagne.

Je n'entre pas dans le détail des visites, ces grands sites sont certes fréquentés, mais raisonnablement. Je pense qu'on ne devait être qu'une centaine pour la cité interdite. Imaginez un peu, la grande cour impériale presque pour vous seul ! Les prix d'entrée sont dérisoires. Et puis surtout, dans tous ces lieux, nous ne sommes qu'une poignée de visiteurs étrangers. On est en Chine et on y reste, avec tout ce que cela implique de folklore local. Les touristes chinois sortis de leur campagne, c'est une attraction en soi !

Tian An Men, la place de la paix céleste, la plus vaste au monde, c'est le lieu de condensation des autochtones. Hier tout comme aujourd'hui, la capitale est leur premier lieu de pèlerinage, et la place son espace le plus emblématique. Elle est encerclée par les petits vendeurs de thé et autres raviolis, abrités de la chaleur par l'ombre des arbres qui l'entourent. Les paysans endimanchés en vadrouille viennent y honorer les symboles de la république populaire. On y dort, on y bouffe, on y boit, on y fume, on s'interpelle, on y crache. Oui on y crache, comme partout d'ailleurs, au restaurant ou dans le train. Et comme les bancs publics ça n'existe pas, il en faudrait trop, on s'accroupit n'importe où, n'importe quand, comme pour...

Badalin

2018
Une autoroute pour aller à Badalin, un parking gigantesque rempli par les bus des tours opérateurs. Des portions nouvelles de grande muraille ont été restaurées dans d'autres lieux tant la demande est énorme. J'ai renoncé à y revenir. J'ai opté pour une autre solution, et bien m'en a pris (voir mon carnet sur la route de la soie)

Cité interdite : il y a des quotas en cas d'affluence, c'est à dire tout l'été. Il faut parfois réserver plusieurs jours à l'avance, et c'est plutôt cher. Du haut de la colline du parc Jingshan, on a une idée de la foule à l'intérieur. Je n'y suis pas allé.

La place Tian An men est un bunker à l'air libre. Des barrières infranchissables l'entourent et il faut passer pas des portiques de sécurité pour y entrer. Les chinois pointent leur carte d'identité (un bip et bingo, tu es localisé) et les étrangers montrent leur passeport. Le centre est occupé par la horde des touristes mondialisés qui tournent en rond dans leur enclos. Du haut de l'entrée de la cité interdite, le grand timonier observe tout ça d'un regard désabusé, protégé par des gardes immobiles figés dans leurs uniformes. On ne passe pas !

Le gouvernement a lancé plusieurs campagnes anti crachat. Ce fut laborieux, la coutume étant bien ancrée. Aujourd'hui, en ville, ça ne se fait pratiquement plus, et surtout pas dans la jeunesse éduquée. Si tu vois un mec (ou une femme) cracher, qui plus est en position accroupie, c'est sûrement un provincial en vadrouille.


Chapitre 4

Un billet de train pour Xi'an, pas si simple que ça


Facile me direz-vous, il suffit d'aller à la gare... C'est ce que nous faisons dès le lendemain de notre arrivée à Pékin. Par précaution, dans nos voyages, en arrivant dans un lieu, on commence toujours par chercher le moyen d'en sortir. L'avenir va nous donner raison.

  

Devant la gare principale 


La gare centrale de Pékin vaut son pesant de cacahuètes. C'est le fourre tout des ruraux qui quittent la capitale. C'est une vraie gare du tiers monde, une sorte de gigantesque hôtel miteux en plein air, les voyageurs connaissent. Le hall étale un grand nombre de guichets devant lesquels s'alignent d'interminables et bruyantes files d'attente. Tout est écrit en chinois, mais je repère celui qui à priori semble être notre destination : Xi'an. Là aussi la file est interminable et surtout, très gros problème, c'est que le guichet est fermé !

J'essaye tant bien que mal d'obtenir des informations, mais alors là, comprendre et se faire comprendre en mandarin basique, c'est mission impossible. Personne ne sait quand ça va ouvrir. En plus, j'ai le vague sentiment que ce guichet n'est peut-être pas le bon, ou en tout cas, ne nous est pas destiné. Aucun étranger dans toutes ces files d'attente. Et dans la gare non plus...

Roue de secours...

Dans le guide, rien n'est dit sur les trains pour Xi'an, ni sur aucune destination en général. Mais une petite phrase nous informe que pour contourner les obstacles, on peut obtenir des billets dans le grand hôtel de Pékin. Demain, nous y passerons, on verra bien. Ce sera plus cher, mais au moins, on pourra sortir de là.

Le grand hôtel est situé sur l'avenue Chang An, non loin de la cité interdite. C'est le seul endroit luxueux de la ville, celui dans lequel séjourne le gratin des diplomates, hommes d'affaires et touristes friqués. Le portier m'examine d'un oeil suspect quand nous y entrons, surtout moi, avec mon jean coupé en bermuda façon baba cool. Mais il nous laisse entrer. Ouf, ici on va au moins pouvoir s'expliquer en anglais.
- Bonjour, nous cherchons à acheter des billets de train pour Xi'an, Il paraît qu'on peut le faire ici.
- Je ne sais pas trop, mais attendez dans la salle de restaurant, quelqu'un va venir,
On s'installe le temps de commander un thé. Arrive un grand gaillard, chinois, jeune, bien fait et bien mis de sa personne. Nous lui expliquons notre problème.
- Oui je vais pouvoir vous aider. Revenez demain ici à la même heure, j'aurai des billets pour vous.

Ce type, impossible de savoir qui c'est. Qu'est-ce qu'il a à voir avec l'hôtel? Pourquoi faut-il passer par lui ? Qu'a-t-il à gagner là-dedans ? Est-ce seulement un curieux, un flic, un affabulateur ? Toutes questions sans réponse, juste le sentiment que "c'est pas très clair tout ça". Mais ça se passe au grand hôtel, pas dans une gargote de banlieue, alors rien à craindre en principe,

... à plat !

Le lendemain, à l'heure dite, nous patientons dans la salle de restaurant toujours devant une tasse de thé. Le portier m'a laissé entrer sans tiquer, j'ai mis une tenue plus correcte. Notre gars n'est pas là, ça sent le roussi, mais comme chinois ne rime pas avec ponctualité... Nous patientons....

Finalement il arrive. J'essaye de deviner à sa tête la réponse à toutes mes questions, mais rien à faire, c'est un stoïque pur souche.
- Alors, vous avez nos billets ?
- Ben c'est à dire que non, pas aujourd'hui. Et d'inventer je ne sais quel prétexte pour se justifier.
- Mais peut-être que si vous revenez demain...

Bon là j'ai compris, c'est bon mon gars, arrête de te foutre de notre gueule. Demain, ce sera pareil qu'aujourd'hui, et nous on veut quitter Pékin dans deux jours. Manifestement ce type n'est pas là pour ça, ses raisons sont opaques, et elles le resteront. On se casse d'ici. Une seule solution, retourner à la gare et faire le forcing !


Dans la gare

Retour à la case départ

Le lendemain, retour à la gare. La situation n'a pas changé : file d'attente et guichet fermé. On n'a pas le choix, faut attendre que ça ouvre, ou bien que la chance frappe à notre porte...

...et c'est ce qu'elle fait, très rapidement.

Juste à côté de la file passent deux jeunes étrangers de type européen. Ceux-là ont l'air d'être sûr d'eux, de là où ils sont et de là où ils vont. Vite je les interpelle :
- Vous avez acheté des billets de train ? Comment avez-vous fait ?
- C'est facile, vous voyez ce couloir à gauche. Il y a un escalier. Vous descendez au sous-sol et là, vous allez voir, il y a un guichet spécial pour les étrangers.

Le guichet spécial étrangers est désert. Aucun panneau n'indiquait son existence dans la gare, rien dans le guide, juste une simple affichette sur la porte. En deux minutes nous obtenons nos réservations en train couchette classe dure pour le lendemain. Mais payés en billets de Monopoly, naturellement.



Chapitre 5

Le "qi feng shui". Le soigneur se fait soigner


Enfin, nous voilà dans le train, en route pour Xi'an. Notre compartiment est situé en bout de wagon, c'est une « couchette dure », à six lits. Les couchettes molles sont à quatre lits, et la troisième classe, de simples banquettes en bois. Au passage, remarquons qu'en pays socialiste, il y a trois classes de wagons. Cela n'a pas changé depuis. Le contrôleur nous indique nos couchettes, celles du haut, déjà squattées par deux mecs qui s'éjectent dare-dare. Le système de réservation est sans doute très aléatoire.

La chaleur est étouffante. Vivement que le train parte, besoin d'air. Ceux qui connaissent les trains chinois ont leur idée personnelle quant à la meilleure place dans les couchettes dures. Depuis cette première expérience, je me suis forgé la mienne, et je m'en suis servi en 2018 pour mes réservations. La couchette du haut est bien basse sous le plafond. Pour peu qu'il fasse chaud, on est étouffé car il n'y a pas le moindre souffle d'air. Toute la nuit j'ai espéré des minuscules courants d'air qui ne venaient jamais. Pas fermé l'oeil. La couchette du bas est certes la plus accessible, mais elle sert de siège à tout le monde. Impossible de s'y allonger la journée. La meilleure, la plus calme, c'est celle du milieu. Confirmé en 2018.

Et c'est parti pour une vingtaine d'heures et un bon millier de kilomètres, avec la «middle class» chinoise, dans une campagne qui ne laissera pas de souvenirs impérissables. D'ailleurs, je n'en ai aucun. Pour avoir voyagé en train couchettes en France, je trouve que les chinois sont mieux conçus, plus ouverts et conviviaux, pas plus inconfortables que les trains français. Le couloir surtout, avec ses sièges à côté des fenêtres, est un espace de vie et de distraction. Un bon point pour le régime. Sauf que, comme partout, on y crache sans retenue.

Trois trucs insupportables

Heureusement, on est prévenu. Ca commence par une énorme raclement de gorge. On sent que ça grimpe dans la tuyauterie pour atteindre la cavité buccale où ça stagne un moment, le temps de préparer l'évacuation. Et là, soit c'est un sportif et il te balance ça d'un jet propre et net, soit c'est un mou des viscères et il te le laisse dégouliner à ses pieds. De temps en temps, la responsable du wagon déboule avec seau et serpillière, et frotte le sol usé d'un air désabusé.

Le deuxième truc, comme partout aussi, c'est le tabac. On fume, n'importe où, n'importe quand, sans tenir compte des autres. Et les chinois, les hommes surtout, sont de gros fumeurs. La cigarette, c'est une institution, une sorte de rite qu'on se doit de pratiquer si l'on est un vrai mâle surtout. Ca n'a pas tellement changé. Avec l'augmentation de l'espérance de vie, ils vont tenir le podium des cancers du poumon.

Cerise sur le gâteau, le troisième truc, les hauts parleurs. Ils vous diffusent toute la journée des slogans et des chants révolutionnaires à la gloire du parti, des masses, des dirigeants, de la pensée marxiste léniniste, sans parler des infos d'une évidente objectivité sur les glorieuses réalisations du régime en lutte face aux impérialismes occidentaux. Finalement, c'est mieux de ne pas comprendre, ça permet d'échapper à cette rhétorique. Les passagers n'en ont cure de ce baratin infernal, ils discutent, jouent aux cartes, roupillent. Ca leur glisse dessus, et je suis certain qu'ils n'y croient plus depuis longtemps. D'ailleurs nous, qui voyageons comme eux, avec nos fringues de baba cool, avons-nous nous vraiment une tête de vilains impérialistes ?

Envie de prendre le marteau brise vitre et de le balancer dessus. Ce bruit de fond ne se taira qu'au moment de dormir, pour mieux repartir au lever du jour avec l'hymne national en guise de réveil matin « qi lai ! qi lai ! qi lai !», « debout ! debout ! debout !». Vraiment insupportable !

Le téléphone chinois

L'arrivée de deux occidentaux ne passe pas inaperçue. L'information circule d'un wagon à l'autre. Du coup, tous ceux qui baragouinent un peu anglais, des jeunes bien sûr, viennent nous rendre une petite visite amicale, histoire d'échanger quelques banalités. Mais cela ne dure pas très longtemps, notre niveau est faible, et le leur pas meilleur. Heureusement qu'ils ne sont qu'une poignée.


La classe dure. A gauche, notre "qi feng shui"

Le qi feng shui

Dans notre compartiment, personne ne parle anglais, la conversation est limitée, mais j'arrive à échanger quelques propos avec un personnage qui me semble un peu différent des autres. C'est une sorte de guérisseur, qui enseigne des techniques basées sur la respiration, un « qi feng shui », mot à mot « énergie du vent et de l'eau ». C'est pas mon domaine... Notre bonhomme, comme la plupart des voyageurs, n'a pas les moyens de se payer le wagon restaurant, ni même les plats de nouille et de riz ambulants. Ils s'ouvre une boîte de conserve, mais comme il n'a pas d'ouvre-boîte, c'est avec le couteau qu'il fait le forcing.

Et ça loupe pas.

Le couteau dérape et lui entaille méchamment la main. Ca pisse le sang, sur lui, sur le sol. Il recouvre tout ça avec son mouchoir, mais rien à faire, ça dégouline encore. Finalement, c'est Danièle qui va s'occuper de lui, parce que sinon, dans le compartiment, personne ne réagit. Grâce à la conséquente trousse à pharmacie qu'elle traîne dans son sac, notre mec est aseptisé et bandé par ses mains expertes. Au moins, notre pharmacie aura servi à quelque chose durant ce séjour.

L'homme à la casquette

Le lendemain matin, après une nuit plutôt difficile et blanche, le train approche de Xi'an. Passe dans le wagon un petit bonhomme rondouillard avec une casquette genre contrôleur enveloppé d'un semblant d'uniforme éculé et non identifiable. Il s'arrête à notre hauteur :
- Montrez-moi votre permis de circuler, dit-il avec la politesse d'usage en Chine.
- Le permis de circuler, ben non, « mei yo », on n'en a pas. Il n'est plus obligatoire depuis un an.
Le gars fait la sourde oreille :
- Si, si, je veux voir votre permis de circuler. Pour Xi'an il en faut un. Vous n'en avez pas, alors en descendant du train, rejoignez-moi sur le quai et nous irons régler ça.

Non mais c'est qui ce type, de quoi il se mêle. Sûrement un de ces petits fonctionnaires ou indicateurs qui cherche à se prouver qu'il possède encore un semblant de pouvoir et d'autorité, alors qu'il est en train de perdre tout ça avec le changement de régime. Rien à foutre de lui, en arrivant à Xi'an, on descend et on se barre !

Le train s'arrête enfin en gare de Xi'an. On se mêle au flot des voyageurs et on file directement vers la sortie. Notre petit bonhomme est resté ce qu'il était : invisible et transparent.


Chapitre 6

 « mei yo, mei yo », la phrase préférée des chinois


La chaleur à Xian est accablante, elle vous tombe dessus dès la sortie du train et ne vous lâche plus jamais. Plus moite et encore plus élevée qu'à Pékin, ambiance tropicale. Le moindre mouvement te coûte un litre de sueur que tu ne peux compenser qu'avec du thé chaud. Il vaut mieux boire de l'eau bouillie ici, c'est plus prudent.

Une rue de Xi'an


Pas de bus, pas de taxi devant la gare. Il faudra prendre un pousse-pousse à pédales. La conductrice nous saute dessus. Tu parles, c'est du pain béni pour elle. Un yuan pour le trajet, prix touriste mais négocié, en compagnie d'une jeune fille belge francophone. A trois dans le pousse-pousse, elle nous amène de mollet ferme à l'unique hôtel pour étrangers. Au moins, même si on n'a aucune adresse dans les guides, c'est pas compliqué de trouver l'hébergement. En dehors de Pékin et d'éventuels hôtels de luxe, un seul hôtel par ville pour les péquenauds, ça suffit.

Arrivés à destination, quelques kilomètres plus loin, elle nous réclame deux yuans, forcément. Je pique ma quinte en chinois :
- Nous nous sommes mis d'accord pour un yuan n'est-ce pas. Alors ce sera un yuan !
De la fermeté sur le ton, ou bien de le dire en chinois, je ne sais ce qui étonne le plus notre Jeannie Longo. Elle n'insiste pas. Du coup la jeune fille qui nous accompagnait, et qui parle aussi un peu le chinois me demande :
- Répète-moi comment on dit « se mettre d'accord » en chinois.
Ca peut toujours servir...

 

La vie en province

Notre premier hébergement en province. Je garde peu de souvenirs de Xi'an, juste ses remparts, sa mosquée ombragée, et ses rues populaires, sans voitures, que nous avons sillonnées à vélo. L'hôtel pour étrangers est une bâtisse sans âme. Il y règne une chaleur effroyable. La climatisation, c'est un ventilateur par chambre. Dans chaque couloir, une énorme chaudière distribue de l'eau bouillante pour le thé. Sympa, mais quand tu passes à côté, c'est la porte d'entrée des forges de Vulcain. Il y a des chambres à deux disponibles pour un prix raisonnable. C'est plus prudent d'éviter l'entassement par ces températures. N'empêche que les nuits transpirantes seront difficiles. Pour la journée, comme tout le monde, hommes et femmes, nous optons pour l'éventail.

L'immanquable

Sinon, bien sûr, il y a l'incontournable armée en terre cuite de l'empereur Huang Di. La découverte a eu lieu seulement dix ans plus tôt. On y accède par une petite route de campagne, et un simple parking en terre battue accueille deux ou trois bus de touristes. Nous nous y rendons avec la ligne régulière que, comme à Pékin pour la grande muraille et les tombeaux des Ming, nous avons eu un mal fou à trouver. Rien n'est indiqué dans ce pays. C'est la débrouille permanente. Au moins, ça comble l'emploi du temps. En sortant de la visite Danièle me confie :
- Ca alors, c'est impressionnant ! Je n'imaginais pas que les statues étaient si grandes. Je croyais que c'était juste des figurines.


L'armée de terre


Grâce à cette chaleur, ici, on vit surtout la nuit. La journée, que fait le chinois de base ? Et bien, pendant que toi tu t'agites, lui, il roupille. Partout, n'importe où, n'importe quand, tout particulièrement s'il est fonctionnaire, au boulot, dès qu'il a une minute de calme, et dieu sait s'il y en a des minutes calmes, et bien il pionce. Assis, couché, j'en soupçonne même debout, comme les chevaux. Mais comment font-ils ? J'en suis baba.

Le meilleur moment de la journée

La revanche c'est la nuit. Le centre ville appartient à cette vie populaire et nocturne. C'est le meilleur moment de la journée, pour le voyageur aussi. Celui des rencontres improbables, des odeurs, des bruits, des couleurs. Tous les voyageurs connaissent et adorent cette ambiance propre aux pays chauds. On est en Chine, il y a trente cinq ans, sur une autre planète, l'impression est encore plus vive, le souvenir impérissable.

Et pour la suite, ce sera...

C'est pas tout ça, mais après, où va-t-on ? Le temps nous est hélas compté. Donc logiquement vers le sud, se rapprocher de Canton. Ce sera Chongqing, au bord du fleuve Yang Tse. Mais aller de Xian à Chongqing, c'est long, très long. Les routes sont sinueuses, le terrain montagneux et couvert de jungle. Le meilleur moyen, c'est l'avion.

L'aéroport est loin du centre ville, et le premier aéroplane décolle très tôt le matin. Pas de réservation, il faut se rendre sur place et on prendra les tickets là-bas, en espérant qu'il y ait de la place dans le premier avion. Le seul moyen d'y aller, c'est de prendre un taxi. Mais comment trouver un taxi qui t'emmènera à cinq heures du matin ?

Les premiers « mei yo »

L'accueil de l'hôtel est tenu par une femme, une fonctionnaire tout aussi affable avec ses compatriotes qu'avec les étrangers. J'ironise, bien sûr. Les clients, elle n'en a rien à cirer. Elle fait un boulot mal payé par l'état. Comme tous les fonctionnaires, et il y en a partout, dans tous les services, elle n'a rien à y gagner à être sympa. J'emmagasine le vocabulaire nécessaire à ma demande, vu que naturellement, elle ne parle pas un mot d'anglais.
- S'il vous plaît, pourriez-vous téléphoner à un taxi de venir nous chercher demain matin à cinq heures pour l'aéroport ?
- Téléphoner, y'a pas de téléphone ici, c'est pas possible. "Mei yo, mei yo" !
- Pas de téléphone ici ? Et ça c'est quoi !? dis-je en pointant le téléphone juste derrière elle.

Même réaction que notre conductrice de pousse-pousse. Sans doute peu habituée à se faire remonter les bretelles par un étranger dans sa langue maternelle, elle tire une drôle de tronche mais à ma grande surprise, elle s'exécute sur le champ. Je comprends qu'elle contacte un taxi, mais la conversation traîne un peu, le temps sans doute de nous trouver le juste prix d'un départ si matinal avec des touristes pleins aux as, et aussi sa petite contribution pour son aimable participation. Va savoir.



Nous avions déjà fait connaissance avec le « mei yo », la phrase que tout le monde apprend très vite en Chine, même encore aujourd'hui. Mais là, c'est une autre dimension. C'est systématiquement la réponse formulée à chaque demande : une sorte de rituel, une indispensable entrée en matière, peut-être même une formule de politesse. Les seuls qui ne te répondent pas ça, ce sont les petits commerçants indépendants. Eux, au contraire, ils ont tout ce que tu cherches, même si ça n'existe pas.

C'est bon, le taxi nous attendra demain, mais ce sera le prix fort. De mémoire, je crois qu'il n'y avait pas de différence avec celui des taxis parisiens. Payable en billets de Monopoly, forcément. Mais bon, on n'a pas le choix. Demain, nous nous envolons sur une ligne intérieure dont le monde entier ne soupçonne même pas l'existence : de Xian à Chongqing.

A nos risques et périls...


Chapitre 7

Vol au-dessus de la jungle


L'angoisse du taxi, à cinq heures du mat, dans la nuit et la ville endormie, la meilleure heure pour pioncer par cette chaleur. Forts d'une courte mais empirique connaissance des moeurs du pays, tu te demandes si le type sera là. Mais l'expérience m'a appris par la suite que tu peux leur faire confiance, car vu le montant de la course, ils n'ont vraiment pas intérêt à te poser un lapin. Ca marche à tous les coups.

Pour cette première, c'est le cas, même ici. Le mec est à l'heure, il nous attend dans sa Toyota noire toute neuve. Un énorme investissement pour lui, ça explique le tarif « spécial touristes ». Au passage, il en profite pour embarquer deux cadres, hauts fonctionnaires, ou hauts dignitaires, plus probablement hommes d'affaires. Leur costard et le fait de prendre l'avion est un signe : ce sont des exclus du prolétariat. Pour le chauffeur, c'est un bonus supplémentaire, et pour nous une arnaque de plus.

Ca ne se bouscule pas à l'aéroport, l'avion n'est pas le mode de déplacement des masses populaires. Pas difficile d'obtenir un billet, ça change du train et du bus. L'appareil est un bimoteur à hélice d'une vingtaine de places environ. C'est probablement un modèle soviétique qui, au vu de sa carcasse, a dû servir du temps de Staline, du temps où Chine et Union Soviétique entretenaient des relations officiellement amicales. On y grimpe depuis la piste et on installe nos lourds sacs comme on peut au-dessus du siège. Quelques étrangers, beaucoup de cadres du régime ou d'affaires, quelques uniformes.

La réputation de la CAC

Pour nous accompagner dans cette expérience avec la CAC (Compagnie Aérienne Chinoise), une hôtesse en harmonie avec son avion : hors d'âge.
- Ils nous ont mis une trompe-la-mort, c'est de bon augure, dis-je à Danièle qui est en train de changer de couleur.
Juste à côté de nous, la jeune fille belge qui nous avait accompagnés dans le pousse-pousse, en remet une couche :
- Vous savez qu'on raconte des histoires sordides sur la CAC, des avions qui disparaissent et qu'on ne retrouve jamais !
Probable qu'on ne les cherche même pas. Mauvais pour la réputation de la compagnie et surtout du régime... Le pilote allume les moteurs, les hélices se mettent à tourner, la carcasse vibre de partout. Les moteurs vont peut-être partir avant nous.

Je mens pas, tout est vrai

A ce moment là, une énorme fumée sortie d'on ne sait où envahit la carlingue dans un bruit de soufflerie. Les quelques étrangers que nous sommes échangeons des regards mi-interrogatifs, mi-inquiets, mi-amusés (je sais, ça fait trois au lieu de deux, mais les circonstances le justifient). Mais bon, on n'a pas encore décollé, on peut encore évacuer l'appareil. Je regarde la tête de l'hôtesse - au début, c'est ce que je faisais dans les avions en cas de trou d'air ou autre manifestation anormale-. Elle semble stoïque, forte de son expérience. En fait, cette fumée n'a pas d'odeur, c'est bon signe. Sans doute un test de climatisation ou pressurisation défectueuse, je n'y connais rien. La fumée se dissipe. Danièle a encore changé de couleur, notre copine belge est au bord de la syncope.

L'avion décolle, je ne dirais pas à notre grand soulagement, on en a pour deux heures là-dedans... Au-dessous de nous défilent des montagnes recouvertes de forêts. Une véritable jungle, dense, libre de toute présence humaine.
- Notre copine a raison, si on tombe là-dedans, personne ne viendra nous chercher !


J'exagère toujours pas

A l'approche de Chongqing, l'avion pique sur les montagnes. Par le hublot, j'aperçois que le pilote fonce à vue tout droit sur un col très étroit. De chaque côté du col, c'est la forêt et les pentes raides. Pourtant il pique droit dessus, très bas, vraiment très bas, à croire qu'on va se fracasser, si j'anticipe bien la trajectoire. Le col se rapproche, on dirait vraiment qu'on va se scratcher dans les arbres. Il fait quoi ce pilote ?! Et pour couronner le tout, un bruit caractéristique sous nos sièges. Il vient de sortir le train d'atterrissage.

C'est pas possible, on va se prendre les roues dans les arbres ! Je mens pas, là j'ai vraiment flippé, mais j'ai préféré ne rien dire. Pas le temps de toutes façons, tout ça est allé très vite.

Mes calculs étaient faux, c'est passé ! Je m'attendais au moins à un bruit de frottement sur les branches, mais non, c'est passé. Le pilote sait ce qu'il fait.

Et ça vaut mieux car de l'autre côté du col, au pied des collines, c'est la piste d'atterrissage. Plus de jungle, mais des champs en terrasse où s'activent, courbées en deux, des masses de grands chapeaux de paille. L'avion fait un piqué rase-mottes au-dessus de cette scène bucolique. Les paysans à l'approche de la piste, je vous jure, j'aurais pu deviner la couleur de leurs yeux. Eux continuent leur occupations sans même lever le nez. Leurs chapeaux sont bien accrochés, sinon ils s'envoleraient.

Heureux d'être encore vivant ! Je n'ai jamais vécu d'autre expérience aérienne si intense. Même dernièrement, sur la fameuse piste de Lukla au Népal, la plus en pente et la plus courte du monde, également avec un bimoteur. Un bus de ligne nous dépose quelque part en ville, à une vingtaine de kilomètres de là.

Les meilleurs raviolis du monde

« C'est pas possible, ils ont déménagé la ville !»

C'est ce que je me dis quand je vois les images du Chongqing d'aujourd'hui. Je revois une rue en pente, l'artère principale, qui descend vers le fleuve. Une souffrance supplémentaire pour le petit peuple des coolies et autres porteurs, tireurs de charrettes remplies de plusieurs étages de paquetages, en sueur sous leur grand chapeau. Le charbon de contrebande, vendu à même le sol, noircit les trottoirs et les hommes. Ca donne une impression de saleté, mais finalement, il n'y a pas de déchets comme on peut en trouver maintenant dans ces mégapoles du tiers monde. Les bouteilles plastique, les sacs plastique, les emballages, le tout jetable, ça n'existe pas. Ici, tout est récupéré, mangé, recyclé... et ça ne pue pas les ordures ou les gaz d'échappement. Pour les odeurs, il faut aller sur les marchés. Là, c'est une autre histoire, tout le monde connaît.

Au milieu de tout ça, les habituelles gargotes de nouilles, riz et raviolis. C'est à peu près tout ce qu'on peut manger si on n'a pas envie d'entrer dans un restaurant. Je ne parle pas de la bouffe dans mes carnets. Mais c'est ici, dans une de ces gargotes, que nous mangerons les meilleurs raviolis végétariens au monde, confectionnés sur place par des mains expertes. J'en ai encore le goût sur la langue quand j'y repense. Un goût jamais retrouvé.


Chapitre 8

Le bal, ou la vie sexuelle des jeunes chinois


L'unique hôtel pour étranger nous accueille dans son dortoir. Pratique pour les voyageurs en quête d'informations. Avec un peu de chances, on y retrouve des compatriotes. Mais les français y sont rares. En fait, les routards, nous ne sommes qu'une poignée, et comme ce petit monde est très éparpillé sur la planète, ce sont les anglophones qui dominent. Tout ce que la ville compte de voyageurs étrangers semble rassemblé ici, dans ce dortoir. En ville, nous sommes seuls parmi les millions de chinois.

Tibet or not Tibet ?

Le dortoir est situé en haut de l'immeuble, juste sous le toit. Attention, immeuble, en 1985 à Chongqing, cela n'a rien à voir avec la ville d'aujourd'hui. Quelques étages tout au plus, mais c'est suffisant pour dominer le port. De grandes baies vitrées, uniquement protégées par un rideau, nous permettent de bénéficier du spectacle. Le Yang Tse Kiang étale son grand méandre devant nous, mais sous un léger voile de brume. Ici le taux d'humidité est élevé, le bleu du ciel c'est un luxe.

Justement, une jeune française vient de s'y installer. Elle revient du Tibet. Le Tibet, un rêve dans le rêve, une fascination, avant même d'avoir lu Tintin. Jusque là inaccessible, interdit aux étrangers. Pas de route, pas de train. Pour Lassa, c'est l'avion (!). Elle nous raconte la ville, le Potala, la ferveur religieuse, le peuple tibétain, dans les pas d'Alexandra David-Néel... et aussi la difficulté de circuler, l'hygiène inexistante, la puanteur, les rats dans les hôtels, la bouffe immonde... Mais le Tibet, on peut y circuler librement, sans guide. On ne peut pas aller partout, mais Lhassa et Xigaze, les villes principales, sont ouvertes aux voyageurs et on peut se balader dans les montagnes et leurs villages. On n'appelle pas encore ca trekking à cette époque. Comment ne pas résister à cet appel ?





Un peu de nostalgie

La raison l'a emporté sur l'envie. Nous ne sommes pas allés au Tibet. Par prudence, parce que le temps nous est compté, parce que si nous choisissons le Tibet, il faudra écourter le reste de la Chine, nous maintenons le projet initial : la descente du Yang Tse Kiang. Je me dis que « peut-être, une autre fois, plus tard, à la retraite... »

2020. A la retraite, j'y suis depuis quelques années. Le TGV et une large route goudronnée conduisent à Lhassa. La civilisation Han est entrée au Tibet à grands coups de répression dans la gueule des tibétains. Chacun peut en constater les dégâts, les images ne manquent pas. Le pompon, c'est que tu ne peux plus y aller librement, strictement interdit. Il faut passer par un circuit organisé, ou constituer un groupe autonome encadré par un guide officiel. Je n'irai jamais au Tibet.

La balade dans la rue, c'est notre quotidien, le spectacle est ici. Ca bouillonne de partout. La liste des activités à pratiquer dans un parc est longue quand on ne connaît pas le smartphone : dormir, bien sûr, la principale, mais aussi le tai chi chuan, le karaté au ralenti comme je l'appelle, les cartes, les échecs, le go... et la musique, avec les instruments traditionnels. Mais ce soir, c'est une drôle de musique qui se fait entendre sur la terrasse de l'hôtel, au-dessus du dortoir. Rien à voir avec la musique du pays, ce sont bien des airs de chez nous qu'on entend. Montons un peu pour voir ça. Pas de gardien, pas de ticket d'entrée, c'est ouvert.

Le bal

La terrasse domine la ville et son ciel. Des jeunes gens, garçons et filles y sont rassemblés, et un magnétophone diffuse de la musique « occidentale ». Vu le lieu, et le public, c'est forcément une soirée privée. Rassemblés, mais pas assemblés. Garçons d'un côté, filles de l'autre, souvent par deux. Il y a là une trentaine de personnes tout au plus. Notre arrivée est tout de suite remarquée, mais elle ne fait pas sensation comme ailleurs. Ici, on a affaire à un public différent de la rue.

Paso doble, twist, rock... des danses à un ou deux. Place à l'improvisation chorégraphique. Les couples officiels déjà formés s'aventurent sur la piste. Les filles se lancent et dansent, à une ou à deux. Les mecs tout seuls aussi, ou même... à deux. Mais l'un et l'autre mélangés, certainement pas. A vingt cinq ans, on est encore vierge et puceau, ça se voit de suite. Forcément, puisque l'âge minimum du mariage, c'est 25 ans pour les filles et 28 ans pour les garçons. Et avant, et bien : "pas touche minouche !"

Une valse. Nous ne sommes pas des danseurs aguerris, mais notre pas de danse, pourtant très amateur, est admiré par tous. Nous sommes seuls sur la piste, quelques couples osent se joindre à nous. Attention les pieds !

Enfin un slow. Un incontournable de l'emballage chez nous, peut-être Procol Harum, mais pas sûr. Les quelques couples déjà formés, les « officiels », ceux qui osent se tenir par la taille dans un coin de la terrasse, se lancent après nous. Mais attention, c'est distance réglementaire, les bras tendus. Ca me rappelle l'Espagne en 1970, sous Franco, quand on draguait les filles au bal du village, enveloppés de notre aura de français sans complexes. Après les couples, les filles s'y mettent aussi, mais entre elles. Et les garçons me direz-vous ? Et bien ils font pareil, pas tous certes, mais ils le font.

Tout en respectant la distance réglementaire, bien sûr !

Chapitre 9

Croisière pop sur le Yangtse


Le bateau est à quai sur le Yangtse, il enfourne ses passagers pour une croisière de trois jours et deux nuits, la descente du fleuve jusqu'à Wuhan. En 1985, l'immense barrage des Trois Gorges n'est même pas dans les cartons. Le clou du spectacle, le passage des gorges le deuxième jour, est encore intact et authentique. Mais pour nous, le clou du spectacle de cette traversée, ça restera la Chine et les chinois.

Le navire est multifonctions : croisière pour les uns, les prolétaires en congés, transport pour les autres, le petit peuple qui s'affaire. Le fleuve est l'axe principal de la Chine centrale, le meilleur moyen de circuler d'ouest en est. Il fait donc l'objet d'un trafic de toutes sortes, sur toutes sortes de bateaux. C'est la carte postale, bien plus que le paysage, souvent embrumé et banal.

Notre bateau, on s'y attendait, n'est pas une première main. Rien à voir avec ceux d'aujourd'hui. C'est un transport de passagers et marchandises, comme en voyait sur tous les fleuves du monde. Les derniers de ce type circulent encore en Afrique, quelque part au bout du tiers-monde. On sent qu'il a des miles marins au compteur. Il doit jauger quelques centaines de passagers, mais bon, contrairement à l'avion, il nous inspire à peu près confiance.

Sur le Yang Tsé

En classe populaire, pour le fun

Pour les billets, on avait le choix. La première classe : cabines pour deux, trop cher, même pour un voyage de noces. Et puis à l'écart de tout, un monde à part. On se priverait du spectacle des masses populaires, notre distraction favorite. La deuxième classe : cabines pour quatre. Même raisonnement que pour la première classe, et en plus on n'est même pas entre nous. La troisième classe : des dortoirs de seize lits. Là on devrait être dans notre élément, au coeur des masses, touristes et voyageurs mélangés, avec un minimum de confort. Un minimum, mais pas plus.

La quatrième classe : là, on ne sait pas trop ce qui nous attend. Vu la description, c'est quand même un peu risqué. Avec les masses, certes, mais jusqu'à un certain point. J'en reparlerai tout à l'heure. Nous avons donc opté pour la troisième classe.

Difficile de raconter une croisière, même en Chine. Il ne s'y passe pas grand chose, ce n'est pas « Mort sur le Nil ». On y goûte de près aux joies du confinement avec les chinois, leurs vices et leurs vertus. Tout ce qu'on a pu voir de loin, ou en coup de vent, ici, on va le vivre de l'intérieur. Pendant trois jours et deux nuits, il va falloir affronter les crachats, le tabac, les hauts parleurs, les bruits... Accoudé au bastingage, j'hume l'air humide presque marin du fleuve. Erreur !

Pour les chinois, c'est forcément l'endroit idéal pour envoyer les glaviots, mieux vaut rester sur ses gardes. Un moment d'inattention et hop, le morveux qui était en amont en balance un que le vent, perfide, me renvoie en pleine figure. Ca fait marrer le merdeux, et même son père. Encore plus quand je manifeste mon mécontentement.

Le pont de troisième classe

Wanxian, la ville noire

Première escale, pour se dégourdir les jambes. Un immense escalier, genre Odessa dans Potemkine, grimpe à l'assaut de la rue unique et principale. Wanxian, dans notre guide, on n'en parle pas. Et pour cause ! C'est la ville du charbon, mais quand je dis charbon, c'est charbon partout. Une simple rue en terre battue grimpe en lacets sur la colline. Tout, la rue, les maisons, les vagues trottoirs, les étals, les gens bien sûr... tout est noir, mais noir de noir. Jamais vu ça, je n'en crois pas mes yeux. La pire des villes de mon existence. Si l'enfer possède des succursales sur terre, c'en est une ici. Et qu'est-ce qu'on y vend surtout à Wanxian ? Et oui, vous avez deviné. J'ai dû faire deux ou trois photos, perdues, je le regrette vraiment.

On a aussi une excellente idée ici :

https://pro.magnumphotos.com/C.aspx?VP3=SearchResult_VPage&STID=2S5RYD3CXKA Chongqing, Wanxian, tels que je les ai connus.

Pas de grands souvenirs du temps écoulé sur ce bateau. Pour le tourisme, il y a bien sûr le passage des gorges, aussi étroites que profondes. Avec le barrage, cet endroit a beaucoup perdu en intensité et les rapides qui allaient avec ont certainement disparu. Il y a cette montagne a demi effondrée, quelques siècles plus tôt, une impressionnant coulée qui a dû faire du dégât dans les villages en dessous. Les commentaires des hauts parleurs, en mandarin uniquement, je ne peux pas les comprendre, mais heureusement, ils nous ont épargné les slogans et la musique.


Les canards

Escale à Wanxian. On réembarque. Depuis le bastingage, nous observons le manège du ravitaillement du bateau au pied du grand escalier. En plus des classiques fruits et légumes, des canards bien vivants accrochés par le cou tentent d'échapper à leurs porteurs qui s'empressent de les enfourner dans la cale. Il n'y a sûrement pas de frigo sur ce bateau. Du coup, on mange frais, c'est sûr !
- Chouette, on va sacrément bien manger ce soir !

A table !

La cloche du repas retentit sur le pont des troisièmes classes. Le ticket repas est à un prix dérisoire. Vraiment pas cher pour du canard au menu. Bon, la qualité du service, c'est pas tout à fait ça. On fait la queue avec un bol et des baguettes dans une main, un verre dans l'autre pour le thé. Au bout de la queue, une table basse où quelques serveurs remplissent les bols d'un bonne louchée. C'est la soupe populaire, le repas du poilu de 14-18 et du taulard de Sing Sing réunis. Mais peu importe le flacon... C'est notre tour, l'employé nous verse une louchée de riz avec quelques légumes et :
- Au suivant !

Les chinois ont une drôle de manière de couper le canard : en tranches, de la tête à la queue. Nous partons nous installer pour déguster ça, c'est à dire comme on peut sur le pont, rien n'est prévu, surtout pas tables et chaises. Vite, je pars à l'exploration de mon bol avec les baguettes. Avec cette loterie du découpage, sur quel morceau suis-je tombé ? Ca y est, je finis par le découvrir. Je le coince et je l'extirpe de la masse blanche de riz gluant : le bec ! Je vous jure, le bec !

Danièle à son tour extirpe le sien : une patte ! je vous jure, une patte, avec ses palmes et tout et tout. Je ne sais pas ce qu'ont eu les autres, mais ce n'était sûrement pas plus brillant. On est en troisième classe, on l'a bien cherché ! Mes pensées s'envolent soudain vers la première classe...

Les prochains repas, ce sera aux escales.

Toujours la troisième classe

La quatrième classe

Dans notre dortoir, on est entassé à seize sur des lits superposés. Les nuits y sont chaudes, bruyantes, odorantes et agitées, forcément, mais on a un peu d'espace et le pont est spacieux et ventilé. Je décide de partir à l'exploration de la quatrième classe. Elle se trouve comme de coutume sur le pont inférieur, dépourvu de lumière et d'aération. La quatrième c'est... comment dire... une sorte de cour des miracles. Chez Léonardo, à côté, sur le Titanic, c'est le Ritz. Ici, on est entassé comme on peu, au milieu de tout : hommes, femmes, enfants, vieillards, animaux, énormes paquets... les plus chanceux ou fortunés ont réussi à tendre un hamac entre deux poteaux. La chaleur est étouffante, l'animation à la chinoise au rendez-vous. Un condensé de ce qu'est encore la Chine : un pays du tiers monde.

Après l'écluse de Yichang, brusquement, le fleuve s'étale paresseusement dans son lit de plusieurs kilomètres de large. On s'imagine déjà arrivé dans le delta. Notre bateau semble s'y traîner misérablement. Le terminus, Wuhan, se fait attendre.

En 1985, Wuhan, qui en avait entendu parler ?



Chapitre 10

L'hôtel à rats


Après trois jours de cette mémorable croisière, un peu de terre ferme. Wuhan ne mérite pas vraiment qu'on s'y attarde. Première chose : récupérer un billet de train selon le principe adopté depuis le début : chercher tout de suite comment repartir. C'est vite fait ce coup-ci, pas comme à Pékin. Départ dès demain soir pour Canton. Deuxième chose : trouver un hôtel pour étrangers et y déposer les sacs. Là ça se complique vu qu'on n'a aucune adresse. Un seul moyen, errer en ville et suivre son instinct.

Pourquoi ne pas demander aux gens me direz-vous ?
Deux raisons à cela. La plupart des gens risquent de ne pas comprendre mon chinois, et surtout, je risque de ne pas comprendre leurs explications, s'ils en ont une. La deuxième raison, nous avons pu l'expérimenter quelques fois, c'est que, si les chinois détestent bien une chose, c'est de perdre la face devant un étranger. Plutôt que de répondre « désolé, je ne sais pas », ils préfèreront t'envoyer n'importe où !

Les hôtels ne manquent pas, encore faut-il trouver le bon. Justement, en voilà un.


Dans les rues de Wuhan

L'hôtel interdit

Problème : il affiche, «chinois et chinois d'outre-mer uniquement». Pratique de savoir lire un peu les idéogrammes.
- Qu'est-ce qu'on fait, on tente le coup ?
- Allons-y, on verra bien. Peut-être qu'ils vont nous accepter quand même. On va jouer les innocents.

 
C'est l'après-midi, il fait une chaleur assommante. Le rez de chaussée est désert, pas un bruit dans la bâtisse. Nous montons à l'étage. Même chose, rien, personne. Les chambres sont du genre collectives, des mini dortoirs. Quelques vêtements traînent, mais on voit bien que la plupart des lits sont libres.
- C'est bon, il y a de la place pour nous.
Au fond du couloir, sur la droite (je m'en souviens encore), le bureau d'accueil, ou plutôt le «dortoir» d'accueil. Trois employés en plein boulot. Affalés sur leur bureau, la tête dans les bras, ils pioncent bien profond. Hôtel d'état, sans doute, avec ses fonctionnaires à l'oeuvre ! Je revois encore la scène comme si j'y étais.

A peine sommes-nous entrés que l'un d'eux sursaute. Deux yeux effrayés nous fixent. Le type vient de tomber sur deux extra-terrestres. D'un coup de coude, il réveille les deux autres qui badent tout autant en découvrant nos tronches d'occidentaux.
- Bonjour, nous cherchons une chambre pour la nuit. On peut s'installer ici ?
Celui qui semble être le chef prend aussitôt la parole :
- Mei yo (je traduis pas)
- Yo, yo (je traduis pas). Si si, il y a des chambres vides, on a vu, il y a de la place !
Changement d'argument :
- Vous ne pouvez pas dormir ici, c'est interdit, interdit !
Le type à l'air vraiment paniqué, comme s'il risquait le camp de rééducation en nous gardant ici, ne serait-ce qu'une minute de plus. La négociation est déjà rompue.
- Comment allons-nous faire alors ?
- Gardez vos affaires et partez avec lui, dit-il en désignant le mec qu'on avait réveillé en premier. Il y a un hôtel pour vous juste à côté.

Pas un mot de plus, et nous voilà partis, galopant derrière le type qui avance au pas de charge, pas content qu'on lui ait pourri sa sieste. La balade «juste à côté» a duré une bonne demi-heure. On a dû traverser toute la ville, nos sacs sur le dos, sans savoir où le gars nous conduisait. Finalement, on s'en doutait un peu, il nous dépose à l'entrée d'un hôtel spécial étrangers, aussi miteux que le sien, mais au moins en centre ville.

Celui-là est tenu par du personnel féminin. Ces dames ne roupillent pas mais elles papotent, le nez dans la rue. La charmante hôtesse nous conduit dans notre suite : une sorte de cave au fond de l'hôtel, qui sert de placard à balais et autres rangements. Le sol est en terre battue, il n'y a même pas de fenêtre ni de ventilateur. « Ca doit être comme ça au Tibet », me dis-je. Posons nos affaires et partons faire un tour dans la ville. La nuit commence à tomber, la ville va se réveiller.


Impressions urbaines

La ville de Wuhan n'échappe pas à la règle du théâtre permanent. Plus encore que les autres j'ai l'impression. Ici, on vit et on dort dans la rue. Quelques images me sont restées. Ce sont par exemple ces lits installés à même le trottoir. Les logements sont si petits, insalubres et étouffants, que certains préfèrent dormir dans la rue, et tant qu'à faire, dans leur lit !

C'est aussi ces petits groupes rassemblés sur des bancs autour du poste de la télévision d'état, en train de subir les informations nationales ou d'insipides opéras révolutionnaires. On nous invite à nous asseoir. Les gens sont tout fiers que nous leur tenions compagnie un moment, même si la conversation est difficile à tenir.

C'est aussi la bouffe de rue. Avec une pensée particulière pour la vue et les odeurs de la potée mongole. Un truc infâme, puant et noir comme leur charbon, que nous ne nous sommes même pas risqué à goûter, malgré les invitations pressantes des « restaurateurs ».

On se contente des nouilles et raviolis, ou un restaurant de temps en temps. Justement, nous admirons la dextérité du tisseur de nouilles, qui brode ses spaghettis uniquement avec ses doigts à partir d'un boudin de pâte.


L'hôtel à rats

Retour à l'hôtel, nos hôtesses d'accueil sont toujours là, et la piaule encore plus sordide de nuit. Nous avons quelques inquiétudes quant à la qualité de cette nuit sauvage que nous allons devoir affronter.
- Ca doit être plein de bestioles là-dedans, on va mal dormir je sens.
Ca ne manque pas, dès les lumières éteintes, des bruits suspects de raclements, de frottements... J'allume la lumière. Les souris sont déjà passées à l'attaque des sacs à dos. Et bientôt, ce sera les rats, et les cafards, c'est sûr ! Je file à l'accueil me plaindre de la piaule en disant qu'on ne veut pas rester là.

Bizarrement, comme à Xi'an, l'hôtesse s'exécute aussitôt. Elle nous conduit à l'étage, dans une chambre de quatre. Rien à voir avec notre cagibi. La piaule est vaste, correcte, mais sans plus. Il y a même des ventilateurs. Un couple d'allemands y dort à poings fermés.

Notre arrivée les perturbe un peu. Les pauvres se pensaient peinards pour la nuit. C'est raté, mais on n'avait vraiment pas le choix.



Chapitre 11

A la recherche de xiao Wu


Notre train de nuit pour Canton part en fin de journée, nous avons le temps de flâner en ville et aussi de nous offrir un bon repas. Justement, voilà un restaurant. Un peu à l'écart, quasi anonyme, mais il a l'air assez grand et fréquenté, vu le brouhaha qui s'en échappe. C'est parfait pour nous ça. Entrons.

Passer inaperçu... pas toujours facile

C'est une vaste salle, une grosse cantine à la chinoise. Elle est garnie d'une bonne dizaine de tables rondes à huit personnes. Les convives y sont installés en groupes, comme ils peuvent, comme au réfectoire quand il faut compléter. Quelques marches permettent d'accéder aux tables en contrebas. Le restaurant affiche complet, une bonne centaine de personnes là-dedans, qui font un boucan d'enfer. A part peut-être les espagnols, y a-t-il un peuple qui envoie autant les décibels que les chinois ? Du haut de nos marches, nous explorons des yeux les tables à la recherche de deux places. C'est fatal ! On est repéré !

En quelques secondes, toute la salle, se fige, le volume sonore dégringole à zéro, les déplacements cessent. Arrêt sur image, silence complet ! Un ange passe, non une nuée d'anges. Ca me rappelle le lycée, quand le proviseur venait impromptu inspecter le réfectoire. Ca, c'était juste avant mai 68. Il y a deux places libres, mais tout au fond. Il faut traverser toute la salle, la centaine de paires d'yeux fixés sur nous. C'est le tapis rouge de Cannes, la remise des Césars, sans les applaudissements. On entend même craquer sous nos pieds les os de canard que les convives ont recrachés, quand ils ne l'ont pas fait sur la table.

L'épisode s'est déroulé comme au ralenti, pas facile de rester naturel. Une fois à la table, il faut aussi balancer négligemment au sol les déchets qu'ils ont déposés dans notre espace, puis prendre place, l'air de rien. Ouf, enfin installés. Les autres convives ont l'air très fiers de nous avoir comme invités. Le prince et la princesse ont fait une entrée triomphale. Et maintenant, que la fête continue ! Brouhaha et tintamarre reprennent de plus belle.


Gare de Wuhan

On dirait le sud

Je ne garde pas de souvenirs de ce deuxième voyage en train. Juste cette photo de la gare de Wuhan. Il fut sans doute moins folklorique que le premier. Je revois quand même l'arrivée le long de la rivière Bei, un des bras de la célèbre rivière des perles. Plus belle et tout aussi vivante que le Yangtse.

Canton, le sud, l'atmosphère y est différente. L'air marin et les reliquats de mousson apportent une relative fraîcheur. La population ici, est différente. Plus colorée, moins étriquée, on voit des couples qui se tiennent la main, certains même osent s'embrasser, un peu en cachette. Quelques voitures particulières se frayent un passage sur les principaux axes. Nous approchons de la frontière capitaliste, ça se voit, et ça n'a pas l'air de déranger les gens. Le quartier des anciennes concessions occidentales avec ses bâtisses coloniales, nous ramène sur un autre continent. D'ailleurs, peu de chinois y vivent, et les nuits ici sont plutôt désertes.

A la recherche de xiao Wu

Fin des années 70, l'université de Bordeaux est dans les premières à accueillir des étudiants chinois. Ils sont une vingtaine, et je ne manque pas de nouer contact avec eux, forcément. Ils sont logés dans les petites chambres de la cité universitaire. L'un d'entre eux, Wu, xiao Wu de son diminutif, attire tout de suite ma sympathie.

C'est un cantonais, un chinois du sud, plus volubile, gai, ouvert, que ses compatriotes du nord, étriqués et politiquement corrects. Nous devenons très vite amis et passons beaucoup de temps à bavarder d'autre choses que de politique. Contrairement aux derniers survivants maoïstes de la fac, qui n'arrêtent pas de les emmerder avec ça. S'ils avaient connu la vraie Chine, ceux-là ! Le groupe est auto-surveillé de près, et chacun doit rendre des comptes au responsable politique, mais j'arrive parfois à extirper xiao Wu de ce milieu pour lui faire découvrir la réalité de mon pays.

Fin de l'année scolaire, retour au pays pour Wu et ses compatriotes, deux ans après leur arrivée. Je lui laisse mon adresse :
- Promis, en arrivant, tu me donnes de tes nouvelles.
- Oui, oui, sûr. On s'écrira.

Pas d'autres moyens de communiquer que le courrier, et Wu n'a pas voulu (ou pu) me laisser d'adresse. Depuis, j'attends toujours sa lettre en me demandant ce qu'il est devenu.

Le hasard ne suffit pas

Et si je le retrouvais ici, à Canton, comme ça, au détour d'une rue ? Ce serait un miracle. Alors, j'ai croisé des milliers de regards, des fois que..., mais il n'y a que le hasard pour provoquer de telles rencontres. Ici, il ne fonctionne pas.
- Et si tu cherchais dans l'annuaire ?
Mais oui, c'est bête, il suffisait d'y penser. Après de longues recherches, je finis par trouver un survivant dans une cabine téléphonique. Des Wu, écrits comme lui, il y en a des pages et des pages. Heureusement, je sais lire les idéogrammes dans l'ordre alphabétique. J'ai retenu ceux de son prénom, Zhiqiang.

Hélas, pas de Zhiqiang dans la longue liste des monsieur Wu. Je ne saurai jamais ce qu'est devenu xiao Wu.

Vue de Canton

Un cri dans la nuit

L'hôtel est une grande bâtisse usée, dans la concession française il me semble. On s'installe dans la chambre, haute de plafond et sinistre au possible. Une pesante moustiquaire recouvre le lit à deux places.
- Bof, ya pas de moustiques ici, mieux vaut la laisser ouverte pour avoir un peu d'air, sinon le ventilo va tourner pour rien.
Au milieu de la nuit, je suis réveillé par un cri. Danièle fait des bonds sur le lit en se frottant le visage.
- Qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qui t'arrive ?
- Je sais pas, il y a un drôle de truc qui m'est passé sur la figure !
Vite j'allume la lumière pour découvrir, bien en vu sur les draps, un énorme cafard, une espèce probablement locale et bien nourrie. La bestiole s'enfuit, on ne va pas la chercher, et elle ne doit pas être seule. C'est là que nous comprenons à quoi pouvait bien servir la moustiquaire dans un pays sans moustiques. Nous finissons la nuit barricadés à l'intérieur.

Le lendemain matin, la femme de ménage vient vérifier si nous sommes encore là pour faire la chambre. Enfin peut-être, mais pas sûr. Si on n'a rien sali, elle va sûrement pas s'embêter avec ça. La bestiole, ou une autre, en profite pour tenter de filer entre ses jambes. La femme l'aperçoit et, tout naturellement, écrase du pied le fauve et le laisse crever sur place. Ici, on vit en compagnie des animaux sauvages.

A notre retour, le soir, la bête a disparu. Chouette, le ménage a été fait !



Chapitre 12

Un train sous haute surveillance


On se rapproche de Hong Kong, un vent léger de libéralisme (ou de liberté) souffle ici qui n'a pas encore atteint le nord. Plus un sentiment qu'une réalité tangible. Sans doute le comportement des gens vis à vis de nous, moins curieux, moins oppressants. Ici, les étrangers, on commence à s'y faire. Mais l'ambiance populaire est toujours là, bien vivante. Depuis que monsieur Deng a permis la privatisation de lopins de terre, les marchés regorgent de victuailles. A Canton, on trouve de tout, et on bouffe de tout. Les étals affichent des bestioles qu'on ne s'imagine pas vraiment manger, nous, les occidentaux : du chien, bien sûr, du singe, du serpent... Un peu effrayant.

Impressions de Canton

Canton, c'est aussi ce peuple de marginaux, simplement vêtus d'une tunique blanche, aux cheveux et à la barbe noirs et longs. On en voit de ci de là, au hasard des rues, ils semblent en errance. Ils me font vraiment penser aux lacandons du Mexique, que nous avions croisés l'année dernière à la frontière avec le Guatemala. Ceux-là sont manifestement exclus du système, passé et à venir. Je pense que c'étaient des tankas, le peuple des bateaux, mais de la plus basse caste qui soit. La mendicité est interdite en Chine, mais ceux-là n'hésitent pas à tendre la main. [A confirmer cependant, mes recherches images sur internet ne donnent rien sur ce type vestimentaire.]

Canton, c'est aussi le fameux restaurant aux serpents, que nous n'arriverons jamais à trouver. On nous l'avait pointé sur notre carte, mais la carte était fausse. Le restaurant existait, c'est sûr, mais pas la rue. On aurait peut-être dû insister un peu... C'était d'usage courant, paraît-il, dans les pays socialistes, de fausser les cartes. Pour tromper l'ennemi, à la demande des militaires.

Canton, c'est aussi cette grande esplanade, le soir. Un coin de la place est occupé par une scène. Devant elle, un alignement de quelques centaines de chaises. On y joue une pièce traditionnelle, en costumes. Le théâtre traditionnel, c'est..., comment dire..., encore pire que les opéras révolutionnaires. C'est une gestuelle sans doute codée, avec de drôles de chants, accompagnés de coups de gong et de cymbales. Il ne s'y passe rien, et le public, clairsemé, s'y ennuie à mourir. Il n'y a guère que les grands parents pour supporter ça. Mais au moins, on peut poser son cul sur des chaises. D'ailleurs, les chinois s'en servent de fond sonore. Alors on en profite pour bavarder, se lever, aller chercher un bol de nouilles, revenir, fumer... On arrive n'importe quand, et on repart n'importe quand. Quand on revient, on n'a rien perdu de l'intrigue. Au moins c'est gratuit, mais nous n'aurons, encore moins que les chinois, pas le courage d'y rester longtemps, La fête foraine, juste à côté, attire bien plus de monde.

Petit tour à la campagne

Jusqu'ici, nous étions restés « confinés » dans les grandes villes, et n'avions de la campagne que ce défilé d'images furtives au travers des vitres des bus, du train, depuis le bateau ou le hublot de l'avion (!).

Comme nous sommes en avance sur notre planning de retour, pourquoi ne pas passer une journée à la campagne. Mais où ? Un voyageur nous conseille Foshan, une petite ville «à taille humaine» qui possède un joli parc. Un bus « rural » nous y conduit. La campagne verdoyante éparpille ses paysans affairés, seuls ou en petits groupes, dans des parcelles de terre qui, manifestement, n'appartiennent pas à la collectivité. La preuve : ils y mettent de l'entrain ! C'est plus motivant de produire et de vendre pour son propre profit, et ça profite à tous. Monsieur Deng veut la peau des communes populaires.

Le parc combine promenade détente et vie rurale. Petits lacs, montagnes, forêt, champs cultivés, buffles... le moment le plus bucolique de notre séjour. Rien n'est faux, subventionné. Ca reste authentique et on y respire l'harmonie. Une grande bouffée d'oxygène après tout ce que nous avons connu. Au retour, dans le bus, j'y ai goûté de près à cette vie rurale. Un paysan, serré contre moi, a passé le voyage à s'endormir, sa cage à poules sur les genoux, et la tête sur mon épaule. Grosse rigolade dans le bus.

Le parc de Foshan
 

Un train sous haute surveillance

Billet retour pour Hong Kong. Notre train est à quai. Rien à voir avec les autres. Celui-là est tout neuf, propre, luxueux à côté de nos trains régionaux ou de banlieue. Des militaires montent la garde le long de l'alignement de wagons. Ce train là, il est entièrement sous contrôle. Des flics tendent une perche munie d'un miroir et inspectent minutieusement le dessous de chaque wagon. On ne sort pas comme ça de la Chine pop.

Notre wagon nous transporte déjà chez nous. Un groupe de retraités américains y est installé, groupe organisé et encadré, bien sûr. Certains sont limite hors d'âge. Le tour opérateur leur a épargné les hôtels miteux, les bus surpeuplés, la bouffe douteuse... bref tout ce que nous avons côtoyé et qui te marque à vie. Eux n'auraient pas survécu. Leur guide, le beau Steve, genre californien bien dans ses baskets, pavane au milieu de tout ça.

Ca aussi, je m'en souviens comme si c'était avant-hier ; cette petite mamie, juste à côté de nous. Du fond de son siège, elle attrape le beau Steve par la manche. Lui se penche vers elle et je l'entends encore lui demander :
- Steve, where are we ?
Voilà, le bout du monde pour les uns. Pour d'autres...

Shenzhen, la future usine du monde. Le train y fait un arrêt prolongé, c'est le poste frontière. Contrôles et recontrôles. Shenzhen, c'est juste deux ou trois immeubles encore en construction, dans un paysage de friches. La Chine nouvelle pointe le bout de son nez. On est encore bien loin d'imaginer ce que ça va devenir quelques décennies plus tard.


Chapitre 13

Retour à la civilisation

Ami lecteur, tu risques d'être, autant que moi, un peu déçu par ce dernier épisode. Un mois auparavant, l'arrivée à Hong Kong depuis l'Europe, c'était le passage dans un autre monde. Mais que dire alors du contraste, cette fois-ci dans l'autre sens. Un gouffre sépare Hong Kong de la Chine pop. Hong Kong, à côté de ce que nous avons vu et vécu, on s'y sent comme chez nous. Comment imaginer l'intégration de cette colonie dans 14 années. Ca semble irréel, et pourtant...

Je vous épargnerai donc les visites archiconnues de la concession. Les souvenirs de ce court séjour dans feu la colonie britannique sont pour l'essentiel banalement touristiques. Nous sommes redevenus des anonymes et notre voyage aussi.



L'aventure à Hong Hong, en vrac, ça donne à peu près ça :

Une fièvre carabinée en pleine nuit, après avoir avalé un plat indonésien typique et pimenté à mort. Plus aucun signe au petit matin.
Une chambre d'hôtel tout en haut d'un immeuble qui part en vrille pour les normes de sécurité. Je me dis que si un incendie se déclare là-dedans, nous en haut, on y passe.
La fièvre du jeu à Macao : dix dollars chacun, perdus en deux minutes.
Les jonques d'Aberdeen, sur les traces de James Bond.
Un vendeur d'appareils photos. Juste par curiosité, je voulais voir les prix d'un zoom. Je n'avais pas les moyens de me le payer. Je suis parti sans rien acheter, même après que le prix ait dégringolé en chute libre. Si le mec avait été japonais, ils se serait fait hara-kiri.
Et puis les immeubles audacieux, la circulation automobile, les cadres encravatés et pressés, l'anonymat...

Adieu la Chine, bonjour le monde moderne.